Milady by Morand Paul

Milady by Morand Paul

Auteur:Morand, Paul [Morand, Paul]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Litt. française, Nouvelles
Publié: 1936-02-04T05:00:00+00:00


Monsieur Zéro

I

Silas Cursitor descendit de voiture au moment où le soleil se levait, frisant les eaux. Le banquier laissa la route continuer vers le sud et s’arrêta au bord d’une petite grève de cailloux blancs. L’endroit se nommait Crique-La-Touche et était aussi désert que trois siècles plus tôt, lorsque le Jésuite français débarquant en pirogue la baptisa de son nom. Les jeunes éclaireurs canadiens et les citadins de la ville voisine n’y venaient camper à la belle étoile et y allumer des feux de bivouac que du samedi au lundi.

Six heures dix. Cursitor avait encore deux heures devant lui ; à Frederiksburg, on n’entrait jamais dans sa chambre à coucher avant huit heures du matin et ses bureaux n’ouvraient qu’à neuf heures.

L’automobile avait parcouru deux cent quatre-vingts milles ; mieux encore que sur le compteur, cette longue traite se lisait sur le visage du voyageur, un homme d’une soixantaine d’années, encore avantageux, de belle apparence peut-être dans ses bons jours, dans l’éclat de sa profession, à sa table de travail, entouré de téléphones et d’inférieurs déférents, mais ce matin, tout tordu, déhanché, cassé et défiguré par une nuit sans sommeil : une nature américaine de vieillard-enfant, plus coléreuse qu’énergique, plus appliquée qu’intelligente, plus technique qu’inventive, moins innocente que naïve, peu faite en somme pour l’infortune et les singulières aventures qui allaient être les siennes. Après avoir posé son chapeau sur la malle arrière, Cursitor se frotta les reins, releva des cheveux blancs, épais, drus comme des fils de verre, et approcha du rétroviseur une figure ni bonne ni méchante, où se lisait, comme sur certains masques mortuaires, la stupeur d’avoir été joué par le sort.

L’homme s’assit ; la course folle de la nuit continuait dans sa tête : les souvenirs des placards de publicité s’y heurtaient aux tibias en croix entrevus aux passages à niveau, les pesées sur l’accélérateur aux maniements du projecteur à main, les mots indiens ou français aux noms allemands ou vieille Angleterre ; tout ce qui compose la géographie hétéroclite des États-Unis se dissociait, s’agitait, vivait en lui à ses dépens, se brouillait et se débrouillait sans qu’il pût classer les images et ordonner ses pensées. Parfois, il laissait une somnolence le gagner et, à son insu, ses jambes se détendaient brusquement, dans un réflexe de coup de frein imaginaire.

Maintenant, Cursitor se trouvait en face du lac Supérieur, c’est-à-dire en face de son destin.

Maintenant, il était à l’extrémité de son pays, au suprême moment de sa vie, de sa vraie vie et non de son existence de banquier.

Il plongea la main dans la pochette de la portière et en tira un long papier plié en trois, marqué du nom d’un notaire de Frederiksburg dans le Minnesota : son testament. Avec la méthode qu’il apportait aux plus petites choses, à celles-là surtout, il nettoya le marchepied boueux, essuya ses lunettes, but un coup de cognac, replaça la gourde dans sa poche de pantalon et se mit à lire.

« Aujourd’hui, je quitte les miens pour prendre le chemin qui ne conduit nulle part.



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